Dire « Dis Siri, allume la lumière » : c’est simple !
Prendre son téléphone pour trouver un itinéraire alliant train, bus, et métro : c’est simple.
Faire ses courses sur le Drive du coin et aller les chercher, ou se les faire livrer ; commander une pizza ou un repas japonais sur JustEat : c’est simple.
Regarder des vidéos Netflix non-stop, rattraper ses replay de la semaine sur sa télé, puis continuer sur son smartphone ou sa tablette sans interruption : c’est simple.
Loin de moi l’idée de reprendre le concept d’une campagne de com’ d’une marque automobile française, mais il faut bien avouer que depuis quelques années, la technologie se met à notre service pour nous faciliter la vie. Ou du moins, on la charge de faire les choses laborieuses pour n’avoir plus que « l’impulsion » à faire, ce geste très simple, fluide, qui initie tout un fonctionnement caché et complexe qui nous importune.
(Le tout, histoire de pouvoir continuer à dire « j’ai fait le ménage », et avoir l’impression de faire quelque chose, alors qu’on a simplement programmé son robot aspirateur Roomba depuis son smartphone).

Il y a quelques jours, je préparais par téléphone le tournage de la vidéo de Bruce Benamran, de la chaîne YouTube « e-penser » sur les coulisses de l’exploitation ferroviaire, et j’étais arrivé, au fil de notre discussion, à ce bilan :
« Notre job est de faire croire au voyageur que prendre le train, c’est simple »
Dans les faits, c’est ce que l’on cherche à faire : la personne n’a qu’à monter à bord de son train, se laisser emmener, et descendre à sa gare d’arrivée. C’est tout. Pire, ça commence même depuis chez elle ! Depuis sa poche ! On lui indique l’itinéraire le plus optimisé en fonction de ses critères, pour rejoindre la gare. On lui indique la voie de départ directement sur sa montre connectée. Même son billet est simple. Un QR Code là aussi accessible depuis son smartphone ou sa montre, pour n’avoir qu’à le scanner sur les portes d’embarquement. Même plus besoin de s’adonner à la rude tâche de composter ! Là-dessus, on est tous pareils, et avant d’être conducteur, j’ai aussi été voyageur, comme vous, usager, client, bref.
(Et ça évite aussi généralement de s’agacer au composteur qui demande systématiquement de « retourner votre billet »)

Et puis ensuite une fois à bord, on occupe même son temps de trajet pour qu’elle n’ait pas à le voir passer, qu’elle n’ait pas à le « subir » : on installe du Wi-Fi dans les trains, des voitures bar avec sièges en cuir dans les TGV, un service de commande en ligne et pick-up au bar, etc. Et cela ne date pas d’hier ! Souvenez-vous des ambiances iDTGV : iDZen pour ceux qui voulaient passer un voyage calme à somnoler, et iDZap pour ceux qui voulaient s’amuser, jouer, échanger entre voisins…
Au final, le voyageur n’a à se préoccuper de rien pendant tout le trajet, et « on » s’occupe de tout.
C’est notre job.
Alors forcément, quand on demande à un voyageur à quel corps de métier il pense quand on lui évoque un voyage en train, il va répondre dans 90% des cas, au choix : conducteur, ou contrôleur. Pourquoi ?
Parce que c’est ce qu’il voit.
On prend le plus grand soin pour dissimuler tout le reste, toute la partie gestion des circulations, gestion des moyens, du personnel, la partie maintenance… Au final, c’est même presque difficilement concevable pour le voyageur lambda, que des centaines de personnes autres qu’un conducteur et un contrôleur soient nécessaires pour qu’UN seul TGV, ou qu’UN seul TER circule. À l’heure ou non.
Il n’y a qu’à voir la vidéo de Bruce… Je doute que beaucoup aient eu connaissance des COT et COE, entre autres…

En un mot, on doit juste tout faire pour réussir à convaincre le voyageur, le client, l’usager, qu’aujourd’hui, prendre le train, c’est simple, et que tout ce fonctionnement qu’il ne voit pas a quelque chose d’un peu inné, un peu « magique ».
Et pourtant, rien de plus complexe que de réussir à donner l’impression de simplicité.
Prenons un premier exemple.

Le « génie » de la marque à la pomme (et d’autres, soyons d’accord), réside à mon sens justement dans cet exercice. Elle pousse même le raisonnement à son maximum. Jusque dans le design de ses produits, elle semble en quête de volumes et de formes simples, lisses, presque « purs ». Tout est visuellement réduit à sa plus simple expression pour n’avoir plus que l’impression que votre iPhone n’est rien d’autre qu’un boitier en aluminium ou en verre, tout ce qu’il y a de plus classique. Et forcément, on s’imagine que du coup, tout fonctionne un peu comme par magie à l’intérieur. Et on ne va pas se mentir, acheter un de ces produits, c’est aussi se sentir propriétaire d’un peu de cette magie. Se sentir privilégié d’avoir cet « objet magique » si complexe mais si intuitif, si simple, dans la main. C’est d’ailleurs sans aucun doute ce qui fait le succès et le prestige d’Apple…
Et côté fonctionnement, c’est la même chose ! Quand Steve Jobs présentait les premiers iPhones, la « révolution » était justement là : on pouvait prendre une photo du bout des doigts, surfer sur le net d’un simple tap, et avoir toutes ses musiques dans sa poche. C’était génial !
Mais là aussi, cela reste une « simple » image de simplicité extrême construite de toutes pièces, pour faire croire au client que prendre une photo, passer un coup de fil, surfer sur le web depuis son mobile, est aussi évident qu’un tap du doigt sur un écran de verre. Un mot ? Simplexité.
Alors que franchement, si on regarde ce qu’il se passe dans un iPhone, je doute que beaucoup d’entre nous comprennent tous les principes électroniques, le chemin des informations, les puces, le câblage, les composants… En gros, ça a quand même l’air d’être un sacré bazar là-dedans. Comme dans votre ordinateur d’ailleurs, comme dans votre montre connectée. Comme dans votre aspirateur Roomba (qui s’étouffe depuis tout à l’heure avec les poils du chien). Mais toute cette complexité est enfermée pour ne laisser transparaître qu’une image, qu’une impression de simplicité et de pureté, matérialisée par son design.
Du coup, et si c’était pareil pour vos voyages en train ? Nous aurait-on « menti » ? Se déplacer ne serait-il, en réalité, pas aussi simple qu’il n’y paraît, et demanderait une organisation de malade et une précision d’horlogerie Suisse ?
Oui.
Second exemple.

Je vais vous épargner la musique de « It’s A Small World » (que vous avez, du coup, quand même en tête), pour plutôt parler du côté immersif des parcs Disney. Alors certes, vous allez me répondre (à juste titre) que certains parcs ou attractions ne sont pas plus immersifs que cela, et que d’autres parcs font tout aussi bien, ou même mieux. C’est pas faux.
Mais avouons tout de même que quand on est dans notre vaisseau spatial de Star Tours, ou dans notre ascenseur fou pour la Quatrième Dimension, on ne pense absolument pas aux mouvements de la plateforme six axes qui permet ceux du simulateur, ni au fait qu’ils ont dû rigoler chez Otis quand Disney leur a demandé de faire un ascenseur qui descende plus vite que la gravité. Eh ouais.

Toute l’immersion repose sur la capacité à faire oublier au visiteur qu’il est, soit dans une grosse boîte montée sur des vérins, soit dans un ascenseur tout ce qu’il y a de plus classique (sur le principe). Evidemment, l’histoire, la « story-line » joue pour beaucoup. M’enfin…sans vouloir être mauvaise langue, faites une montagne russe au Parc Astérix, vous aurez toujours l’impression d’être dans…une montagne russe au Parc Astérix, c’est à dire dans un véhicule, un train, avec des roues, qui roule sur des rails, et où on vous retourne tout juste la tête dans tous les sens.
Alors certes, on aura peint les rails en rouge, mis de beaux stickers sur le train, et posé deux ou trois menhirs pour faire office de décors, mais grosso modo, côté immersion, c’est un peu la douche froide, ou plutôt la chute libre (ou pas justement).

En quelques sortes, quand l’immersion fonctionne, on oublie absolument tout, pour se laisser prendre au piège de l’histoire que l’on essaie de nous raconter, et on se laisse aller.
Ce que je veux dire, c’est que vous montiez au sommet de la Tour Montparnasse ou que vous montiez dans la Tour de la Terreur, dans le fond, vous allez faire exactement la même chose : vous élever en haut d’une tour, et en redescendre, dans un ascenseur. La seule chose qui fait que vous aurez l’impression que ce sont deux choses tout à fait différentes et pas comparables, c’est l’emballage, l’immersion, le contexte, les sensations, bref : l’expérience qu’on aura choisi de vous faire vivre, et qui a été conçue exactement dans ce but précis.
La transition m’est toute trouvée, puisque depuis quelques temps, à bord de nos trains, on entend de plus en plus parler du concept « d’expérience de voyage ».
Alors oui, il y a un gros côté com’ et marketing là-dessous. Mais au-delà de tout cela, ça englobe aussi tout ce que l’on vient de se dire. On développe l’emballage, le papier autour du cadeau si vous préférez, la boîte autour de l’iPhone, l’enrobage autour du M&M’s, bref vous m’avez compris. Et tout ça pour nous faire oublier que sous le papier cadeau il y a une simple boîte en carton (peut-être même vide), qu’un iPhone, ça reste un téléphone, et que sous le chocolat, il y a une cacahuète.

Et dans votre voyage en train, on fait la même chose. Tout d’abord à un niveau local, à bord du train. J’en reviens à ce que je citais tout à l’heure : les ambiances iDTGV, le Wi-Fi, les sièges en cuir, pour vous faire « oublier » que vous êtes « seulement » dans un train qui roule à 320km/h et qui va vous permettre de faire un aller-retour à Bordeaux dans la journée simplement pour vous « gaver » de canelés.
(Mais entre nous, je suis le premier à le faire…)
Et puis évidemment aussi à un niveau beaucoup, beaucoup, beaucoup plus macroscopique ! Au niveau du système ferroviaire même. Le train est mis à quai, mais il est propre et les poubelles sont (normalement) vides. Ça veut dire qu’il a été nettoyé, qu’il a été préparé, réparé. Mais où cela ?
Dans un centre qui est dédié à sa maintenance, à quelques kilomètres de là. Donc cela veut dire qu’il a fallu acheminer le train.
Donc qu’il a fallu un conducteur. Mais qu’il a fallu que le train roule sur des voies, donc qu’il faut aiguiller le train, être sûr qu’il provient du bon endroit, pour aller au bon endroit.
Et puis, ces voies, ça s’entretient aussi ! Mais pour que le train roule, il lui faut de l’électricité ! Comment lui est-elle délivrée ? Le réseau électrique doit être surveillé, lui aussi, qu’on soit bien sûr que tous les trains aient du courant pour circuler.
Mais donc, ça veut dire qu’il y a plusieurs trains, qu’ils doivent parfois se croiser, se doubler. Donc qu’il faut ordonnancer les trains, veiller sur le fait que toute cette chorégraphie reste en rythme et que chaque danseur suive parfaitement le mouvement pour ne pas tout dérégler.
Il faut donner des horaires, il faut concevoir tout ça, quelles gares desservir, quelles gares exploiter, par qui, comment ? Vendre des billets, et j’en passe…
Et le plus « drôle », c’est qu’il faut coordonner tout ce petit monde, qui n’est qu’un échantillon non exhaustif des ressources humaines et techniques nécessaires pour que tout fonctionne.

Alors oui, c’est parfois un véritable casse tête, et donner l’illusion que tout cela est transparent pour l’usager l’est tout autant, si ce n’est plus. Et pourtant, sans des centaines de personnes qui travaillent dans l’ombre, aucun train ne pourrait circuler. Et c’est non seulement valable pour les trains SNCF, mais tous les autres opérateurs ferroviaires d’aujourd’hui (et de demain…) sont également indifféremment dans la partie (si vous voyez ce que je veux dire).
Au final, tout cela est assez « amusant » bien qu’un peu ingrat. Car même si nous prenons pour acquis quand un système fonctionne correctement, notre attitude à la moindre perturbation est pour le moins…révélatrice.
Oui, parce que si on analyse rapidement l’impact d’un incident dans la circulation des trains, on se rend compte que dans ces cas là, c’est tout ce fonctionnement qui devient apparent. On commence à dire aux voyageurs que leur trajet ne se passera peut-être pas comme prévu. Les efforts ne sont plus mis pour cacher et rendre ce fonctionnement transparent, invisible, mais justement pour le réparer au plus vite et améliorer les conditions de circulation. Et c’est justement le fait d’entrevoir tout ce fonctionnement interne, de l’ombre, qui engendre un sentiment « anormal » pour le voyageur, donc peu rassurant, renvoyant parfois une image désorganisée. Parce que tout à coup, c’est l’immense machine et son inertie que l’on aperçoit, qui perturbe, déstabilise et désoriente les voyageurs.

Alors qu’en réalité, il n’en est rien : ce sont simplement nos « coulisses » qu’ils aperçoivent, les décisions prises, modifiées, ravisées ; c’est l’envers du décor qui transpire un peu dans des lieux qui d’habitude en sont totalement volontairement aseptisés. Oui parce que tout cela, c’est notre quotidien, en off. C’est tout ce qu’on essaie de contenir en coulisses quand tout se passe bien, pour que tout soit simple en apparence, « sur scène », pour vous.
Mais en situation perturbée, ça, le voyageur ne l’a pas décidé, il ne l’a pas choisi. Alors tout naturellement, il subit. Et nous aussi.
(Oui, vous pensez bien que ce serait suicidaire de « choisir » d’être dans de telles situations, et de se dire « Hum… Aujourd’hui on va planter toute la Gare de Lyon juste pour le plaisir. On va se couler nous-même, ça va être génial, on va s’éclater, sortez le Champomy ! »)
C’est vrai que l’on a tendance à prendre conscience de ce que l’on a, que quand on le perd, mais donc au fond, tout cela ne montre qu’une chose : c’est qu’en situation normale, prendre le train, c’est finalement devenu simple.
